Allez les filles ! - Épisode III : Usé + Warfield + Kilkil + Thee Orlando's (Vendredi 03 Mars 2023 - Le Kerveguen)

L'été austral sous les tropiques... Il en faisait rêver plus d'un en métropole. Certains ici l'accueillait même avec plaisir. Mais alors moi, franchement, ces six mois passés à se coltiner cette moiteur pesante, cette chaleur insupportable, je les trouvais interminables. Ils me minaient méchamment. Le moral au fond des savates deux-doigts, quoi...

Chaque année, c'était donc un peu la même question : comment traverser cette nouvelle saison estivale ? Il fallait user de quelques stratagèmes. Déjà, l'économie du mouvement - elle allait de soi - et ses corollaires : la procrastination, l'entretien de la flemme, la sieste, les heures sous la clim, etc... Il fallait également éviter de trop s'impatienter, procéder par étapes, l'une après l'autre, bien visualiser la prochaine échéance. Je m'appliquais donc à saucissonner méthodiquement ces six longs mois. Ça tombait bien, ils regorgeaient de ces fêtes familiales occidentales. Halloween annonçait les premières chaleurs. Noël marquait l'arrivée des cyclones. Pâques amorçait le redoux tant attendu de l'hiver réunionnais.

Quelques marqueurs tout aussi efficaces rythmaient également l'avancée de la saison : la migration des baleines vers l'Antarctique en octobre, l'arrivée de ces délicieuses pêches 'péi' en novembre, les grandes vacances scolaires de janvier, etc... Et bien sûr, au mois de mars, au plus fort du pic de chaleur et de l'inconfort climatique, cet événement (sous-)culturel, attendu par tous les rockeurs réunionnais et reconduit d'années en années : le festival du Rock à la Buse.

Rock à la Buse 2023

La base du Rock à la Buse*, c'était un cocktail tropical de bienveillance, de vivre-ensemble typiquement réunionnais et de mélange des générations, d'éclectisme rock'n'roll et de rassemblement des diverses tribus de l'underground local, de concerts dessinés en direct. Chaque édition proposait une programmation alléchante et permettait de faire venir sur notre lointaine île quelques groupes incontournables de rock français ou du punk international. Frustration, Magnetix, Usé, Bracco, King Khan LTD, Jessica 93, the Ex, We Hate You Please Die, le Prince Harry, Cocaïne Piss, Le Singe Blanc, Prettiest eyes, etc... avait tous partagé un jour l'affiche de ce festival.

Ce festival, c'était aussi l'opportunité offerte aux nombreux groupes locaux de se produire sur une scène de taille plus que raisonnable. L'occasion, enfin, pour la revue de Bd indépendante le Cri du Margouillat, partenaire de l'évènement, de faire connaître auprès du public réunionnais un auteur de la métropole, tout en promouvant les dessinateurs locaux.

Pour cette édition 2023, l'équipe organisatrice de la Ravine des Roques avait proposé une nouvelle formule. Et c'était du lourd : finis les prolégomènes dans les troquets, foin des épilogues dans les rades, l'évènement se déroulerait cette année dans trois lieux dédiés exclusivement aux concerts, sur trois week-ends d'affilée, et avec trois affiches différentes. Le festival était donc programmé au Kerveguen, dans le centre de Saint Pierre - la porte d'entrée du Sud sauvage. Il passerait ensuite par le Bisik de Saint Benoit, dans l'Est pluvieux. Le Palaxa l'accueillerait pour finir dans la capitale Saint Denis, au Nord de l'île.

Trois dates, trois lieux et trois ambiances différentes. Avec un tel programme, le mois de mars risquait effectivement de s'écouler rapidement.

Être ou ne pas être (bénévole)

Quelques semaines plus tôt, Gaël, le capitaine de la confrérie pirate du Rock à la Buse m'avait proposé, pour le seconde année consécutive, d'intégrer l'équipe des bénévoles du festival. J'avais bien sûr accepté - le mot d'ordre Que vive le rock libre avait encore tout son sens, et si des vieux croutons comme moi, genre millésimés 1976 (année plus qu'emblématique !), ne s'impliquaient pas, qui allait le faire ? Mais alors, pour parler vrai, jouer au bénévole, ce n'était quand même pas ma tasse de bière... Cette histoire allait encore me stresser, rapport à mon fond de misanthropie et mes difficultés à communiquer avec les autres. 'Je suis In, In-adapté(e)', comme chantait l'autre foldingue #.

Il m'avait donc fallu me faire violence pour m'extraire de ma bulle, me plonger dans le bain de la sociabilisation et me forcer à discuter avec la plupart des bénévoles présents lors des différentes soirées. Cet effort m'avait au moins offert un bel aperçu des divers horizons des membres de l'équipage.

 

Ils avaient sans doute tous mesuré mes efforts, et avaient été plutôt compréhensifs et amicaux. Clément, la clope au bec, m'avait raconté, en compagnie de sa copine Irène, son exploit sportif de 2022 - la Diagonale des Fous, 165km en deux jours, et plus de 10.000m de dénivelé positif. Jean-Gui avait évoqué ses études d'art à Angers dans les années 90 - on avait à priori fréquenté les mêmes concerts des Spécimen, Happy Drivers, Dirty Hands et autres Thugs. Sa copine Saskia avait témoigné de son expérience de road-punkette 'travellers' - sept années durant à bord de sa fourgonnette à écumer les routes d'Europe. Manu 'le Viking', le manager des Tukatukas*, m'avait parlé du double-Lp Royal Bourbon, que le groupe punk-hardcore local venait de sortir sur une myriade de labels, tout en énumérant les dates européennes de leur prochaine tournée estivale, tandis que Laeticia, la chanteuse, bavarde, positive et gouailleuse, m'avait fait pouffer une bonne partie de la soirée. Émilie, la grande copine de Pascale KilKil, avaient mentionné l'organisation prochaine d'une tournée franco-belge de Tuelipe* avec Tempomat* - la grande classe, en effet ! Astro m'avait parlé des 20 années de sa vie d'enseignante dans le sud de l'île. J'avais rigolé lorsque Brenda, sous le coup de la chaleur et sans gêne aucune, s'était éventée devant moi le bas du ventre à l'aide une feuille-éventail de Catalpa. Greg et Loic m'avaient causé de leurs goûts en matière de punk rock en enquillant les bières. J'en oubliais forcément quelques-uns : Stéphane et Jim, assez peu croisés, Xavier Riske Zero et Pascale KilKil qui s'affairaient auprès des groupes, Solweig MonOi et la jeune Lisa qui géraient le stand de merch, etc...

Alors forcément, on pouvait compléter ce tour d'horizon des bénévoles avec quelques éléments de la panoplie habituelle des vieux rockeurs - alcoolisme latent, poumons intoxiqués, neurones vaguement cramés, une certaine inadaptation sociale généralisée, et sans doute quelques cas de bipolarité et de dépression - mais en tout cas, tous avaient bien compris le concept, cité plus haut, de l'économie du mouvement. Et s'il en était un qui s'activait réellement dans tous les sens, c'était plutôt le capitaine de soirée, Gaël, magnanime envers la bande de vieilles choses un brin 'borderline' qui composaient son équipe, mais le sourire aux lèvres quand même.

Au Kerveguen

La nuit se refusait à nous apporter un semblant de fraîcheur. Le marcel et le short étaient de rigueur. Dans la poche, le mouchoir-éponge restait indispensable - cela faisait déjà quelques années que j'imitais tous ces vieux créoles qui dégainaient à tout-va leur chiffon pour s'éponger le visage. Sur la terrasse du Kerveguen, les bénévoles du festival se relayaient derrière le bar extérieur, servant bières sur bières, n'oubliant pas d'en boire autant, ou sur le stand de disques de l'association Maudit Tangue, et profitaient de la moindre pause pour rentrer se rafraîchir quelques instants sous l'indispensable climatisation de la vaste salle de concert de Saint Pierre.

Le groupe local Thee Orlando's y avait d'ailleurs ouvert le bal punk. Thee Orlando's, c'était un mélange de post-hardcore mélodique - je leur trouvais un petit côté At the Drive-In - de garage-pop à la sauce Hives et de rock indé à la Strokes. C'était aussi un jeu de guitare très méthodique, avec toutes sortes d'altérations d'harmoniques. C'était surtout le chant nerveux d'une chanteuse au timbre de voix clair. Morgane Desille assurait d'ailleurs bien le 'show', très mobile, sautillant partout, et lançant régulièrement sa longue chevelure dans d'ample 'headbanging' circulaire. Le groupe enchaîna les six morceaux de son mini-Lp Summer (Maudit Tangue Records, 2018), ainsi que quelques titres du Cd Ep Middays de 2016, avant d'achever cette session très énergique avec leur dernière composition, issu de la récente compilation Maudit Tangue #6, le très pêchu Geeks & Freaks.

On ne présentait plus Kilkil*, le trio synth-punk et électro-clash réunionnais. Le groupe avait pris la relève sur la terrasse extérieure. Avec Pascale 'Kil' Besse à la basse et au chant, on restait dans la thématique des groupes 'féminisés' de cette série pour Bongou sur le rock'n'roll austral. Kilkil passa en revue une bonne partie des morceaux de son deuxième album Clermont-Ferrand (Rockerill Records et Maudit Tangue Records, 2021). Une chouette piqûre de rappel, suivie d'une belle communion électro-rock'n'roll lorsque tout le monde reprit en chœur son refrain Ein Zwei Drei, Polizei.

Déjà, le troisième groupe lançait ses accords à l'intérieur de la salle. Warfield, c'était un groupe pour les amateurs de longues tignasses, de voix gutturales, de basses très grasses, et de gros son métallique. J'avais surtout apprécié le quart d'heure de climatisation que je m'étais accordé et la façon dont les auteurs du Cri du Margouillat, Hippolyte et Sara Quod, avaient croqué l'ambiance metal-core du groupe.

Hippolyte, talentueux dessinateur réunionnais, avait gagné au cours des années 2010 une reconnaissance méritée au niveau national avec son triptyque africain - Brako (Sarbacane, 2010), L'Afrique de Papa (Des Bulles dans l'Océan, 2010) et La Fantaisie des Dieux (Les Arènes, 2014) - ainsi que ses reportages pour SOS Méditerranée.  Il était depuis devenu un pilier des éditions Dargaud au gré de ses diverses collaborations avec le scénariste Vincent Zabus (Les Ombres (réédition de l'ouvrage paru aux éditions Phébus en 2013), Incroyable! en 2020, Mademoiselle Sophie en 2023).

Sara Quod, quant à elle, s'était fait remarquer, entre autres, pour sa biographie dessinée de Victor Hugo (Casterman, 2018) et ses illustrations d'albums 'jeunesse' (La Guerre de Troie (Fleurus, 2017), Soly ou la leçon d'Humilité (les Éléphants, 2019), Laïka et tous les Autres (2023)).

Usé, le one-man-band picard hardiment soutenu par le label parisien Born Bad Records - 3 Lps produits depuis 2016 par notre New Rose des temps modernes, et accessoirement, un simple et un split-Ep avec Maria Violenza*, tous deux sortis sur la nébuleuse des labels nordistes/belges biberonnés au DIY (Et Mon Cul, C'est Du Tofu?, Kaka Kids, Attila Tralala, Gurdulu, Label Brique, 1000 Balles Records, etc...) - clôtura magistralement cette première soirée du Rock à la Buse.

On se souvenait encore très bien de la transe punk et de l'univers électro-tribal, chargé de boucles synthétiques, de matraquage de tom basse et de guitare déglinguée, des deux premiers albums (Chien d'la Casse et Selflic), qu'Usé nous avait présentés lors de l'édition 2019 du Rock à la Buse*. Avec son troisième album, Couleur Brique, l'artiste s'orientait désormais vers une new-wave weirdos, kitchissime, et fleurant bon les soirées populo-burlesques du pays des Ch'tis. Quelques années plus tôt, l'album aurait pu figurer dans la BO du film Tournée, de Mathieu Almaric.

Nicolas Belvalette joua sur la terrasse extérieure. Les scientifiques et autres amateurs de réactions chimiques témoignèrent ce soir-là qu'un bon amiénois étuvé sous 98% d'humidité tropicale était tout à fait capable de se liquéfier. Se transformer en fontaine n'était plus une fable.


Olive The Jerk du blog Shut Up & Play The Music

° Allez Les Filles, Les Thugs, Strike, 1996

* Voir les précédentes chroniques de Shut Up & Play the Music (blog & fanzine)

# Je Suis Inadaptée, Brigitte Fontaine, Brigitte Fontaine Est... Folle, 1968