Ma Vie, Mon Punk, Mon Cul... Aujourd'hui, Frustration.

C'est indéniablement la meilleure nouvelle de ce début d'année. Le genre d'annonce qui devrait secouer le microcosme du rock réunionnais. Frustration nous fait l'immense honneur de débarquer sur notre île, dans le cadre du festival du Rock à la Buse, avec dans ses valises son très attendu sixième album, Our Decisions. 

Parler de Frustration, c’est d'abord présenter un parcours sans faute, forçant le respect et l'admiration : deux décennies (et plus encore) d'activisme musical dans le milieu du rock français, six albums, tous indispensables, tous sortis sur l'incontournable label parisien Born Bad Records, ainsi qu'une grosse poignée de 45 tours auto-produits. C'est aussi aborder cette dualité sidérante entre l’univers sombre, glacial et nihiliste développé dans ses morceaux et l’attitude débonnaire de ses membres. C'est enfin raconter mille aventures dans le milieu du punk français et du rock’n’roll européen…

Un mémoire suffirait à peine à décrire cet itinéraire. En attendant l’hypothétique version d’un fan ultime, le témoignage d’un simple amateur de rock, qui a maintes fois croisé leur route, pourrait bien apporter quelques clés pour comprendre le phénomène. Voici donc une sélection, en mode Ma Vie, Mon Punk, Mon Cul - pour paraphraser Siné - des quelques moment-charnières où ma vie a croisé la leur. Où l’on évoquera également, pêle-mêle, des histoires de russes, de punks au grand cœur, de skinheads bretons, de champagne, de femme enceinte, de crise de la quarantaine, de grisaille urbaine et de moiteur tropicale. 

Les Prémices : We’re A Happy Family!, fin 1990’s/début-2000’s

Cette histoire, clairement subjective, pourrait bien commencer pour moi quelque part en 1999. Avec le drolatique morceau Szchbrah! - chanson à boire sur lequel les Teckels se payaient ouvertement la tête des ruskofs (V/A Dites-Le En Trois Accords, Combat Rock Records) - la déflagration fut immédiate. Le jeune amateur de rock angevin et de punk alterno que j’étais se mua en un fan inconditionnel de ce groupe de Oi ‘Coquenais’. Les Teckels, en maniant l’humour et l’auto-dérision - chose rare dans le milieu de la Oi française - nous offraient une délicieuse tranche de punk à la sauce Chaos Records, le mythique label des années 80 moteur d’une époque à jamais fantasmée. Leurs concerts remuants étaient hilarants, la voix de roquet et la gouaille du chanteur faisaient le reste. Trois des quatre membres du groupe (Manu Blervaque, Mark Adolf, Fabrice Gilbert) formèrent quelques années plus tard le noyau dur de Frustration. Et avec les Teckels, la boutique parisienne Born Bad, nouvellement créée, se tenait en embuscade. Ce qui nous amène à parler de la Happy Family

La bien nommée Happy Family était cette petite clique DIY de rockeurs touche-à-tout, qui avait émergé dans l’underground garage-punk du Paris du milieu des années 90 (Steve & the Jerks, the Loud Mufflers, the No Talents, the Splash Four, the Kogars, etc…). Au tournant des années 2000, elle était devenue indissociable du disquaire Born Bad, et ses glorieux représentants se retrouvaient désormais dans des combos aussi prolifiques que variés : the Four Slicks (garage/50's de graisseux), Volt (électro-punk), les Terribles (French Beat 60's/yéyé), Anteenagers MC (garage-punk/kraut rock direct), Opération S (synth-punk suicidaire), Warum Joe (cold/post-punk, et sans doute le meilleur groupe punk que la France ait jamais compté)… Ce fut à cette époque, et dans ce chaudron du punk-rock parisien, que Fred Campo et Nicolas ‘Nicus’ Dutreuil montèrent, en compagnie des trois Teckels’ Boys précités, le groupe Frustration. Un combo qui allait creuser l’héritage ‘No Future’ du punk britannique, explorer toutes les niches de la cold-wave et du post-punk, n’hésitant pas à se frotter à l'électro, aux dark-waves et à l'indus... Un des plus beaux chapitres du rock français allait s’ouvrir. 

Au pays Des Neuskis (Bretons), 2004 

Ma première véritable rencontre avec quelques-uns de ces énergumènes se concrétisa en 2004. Par l’entremise de Xav ‘le Rouquemoute‘ - un ami rémois en commun, une sorte de punk au grand cœur à la Coluche, parti, depuis, poursuivre ses rêves de liberté en Russie (??) (vue sa propension à se fourrer dans la mouise, il doit être actuellement en train de creuser quelques tranchées du côté d’Avdiivka) - Xav, donc, qui m’avait embarqué avec lui pour jouer les ‘roadies’ d’Opération S le temps d’une virée épique au pays des Chouans punkifiés et des skinheads abreuvés au chouchen. 

À partir de cet épisode breton, fuir la sinistrose rémoise pour assister à quelques-uns des concerts parisiens (aux Gambetta, Picolo, Miroiterie, Batofar, etc…) des groupes gravitant autour de cette 'joyeuse famille' devint ma bouffée d’oxygène quasi hebdomadaire. La sortie du maxi Ep Blind en 2004, sur lequel Frustration hurlait déjà ses angoisses et son impuissance à enrayer notre fuite en avant collective, couplée à la bienveillance des ‘frustrés’ à mon égard à chacune de nos rencontres, reflétait le drôle d’état d’esprit qui m’habitait à cette époque : un mélange de morosité urbaine et de dépression latente, couplées à l'immense plaisir de participer à une aventure unique.

Reims, 'La Belle Endormie', 2006

Organiser des concerts punk à Reims et convier tous ces groupes à domicile devint naturellement l’étape suivante. Au printemps 2006, avec l'aide de l'ami Boris ‘Le Hachoir’, un street-punker qui n’avait pas la langue dans sa poche - ni les poings d’ailleurs, chose parfois utile - nous eûmes l’immense honneur d’accueillir Frustration sur la scène du cinéma de la MJC Maison Blanche à Reims. L’évènement, co-organisé avec l’asso gothique locale Pandemonium, attira péniblement une petite quarantaine de ‘coldeux’ et de punks. L’ambiance, là encore très sombre, collait parfaitement avec l’atmosphère mélancolique du premier mini-Lp, Full Of Sorrow, que Frustration venait de sortir. Ce qui n’empêcha pourtant nullement le champagne local de couler à flot pendant toute la nuit.

Brussel Station, 2009 

2009 annonçait la montée en puissance de Frustration. Le groupe s’était progressivement extirpé de l’étroit carcan de l’underground DIY, le label Born Bad Records s’efforçait d’organiser les choses en grand avec des festivals émoustillants, créatifs et fédérateurs, les médias du rock indépendant découvraient le phénomène Frustration et le tube Too Many Questions, tiré de l’album Relax (2008), entraînait le public dans une transe collective à chacun de ses concerts. 

Oui, beaucoup de questionnement aussi de mon côté. Mes interrogations existentielles tournaient  autour de ma paternité à venir et de notre départ imminent pour La Réunion. Avec Anne, ma compagne, grande admiratrice du groupe, nous nous étions offerts un dernier instant de liberté et d’absolu, avec ce concert de Frustration au cœur d’une station de métro désaffectée de Bruxelles, avant notre grand saut dans l’inconnu. La salle bondée, le niveau sonore, la puissance des basses, la fin d’une époque pour nous, les affres de son état physique : Anne, malade d’être enceinte, s’était vidée de ses tripes une bonne partie de la soirée, donnant à ce concert une saveur bien particulière. Souvenir fugace en passant, celui d’un JB Wizz - le boss de Born Bad Records - assis à une de ces tables de bar typiquement bruxelloises, en pleine opération séduction de sa future femme. 

 Chelles Mon Mardi, 2013 

Les Cuizines, Chelles, Seine-Et-Marne, automne 2013… Une SMAC (Scène des Musiques Actuelles) plutôt banale d’une banlieue lointaine de la région parisienne. Ça aurait pu être aussi bien la Clef ou le Plan. Le lieu importait finalement assez peu, il indiquait simplement que la France Profonde était toujours, et partout, capable de vibrer au son du rock’n’roll. Et moi, j’étais trop heureux de pourvoir capter une des dates de Frustration lors de mon périple automnal dans l'hexagone. 

Évolution logique et entendue, les membres de Frustration avaient cédé aux sirènes du statut de l’intermittence, sans se départir pour autant de leur intégrité et de leur humilité. Ils jouaient désormais une petite trentaine de dates par an. Le changement de statut avait eu son dégât collatéral: le bassiste Manu Blervaque avait fait ses bagages, remplacé par le jeune Patrice Dambrine, dont je découvrais pour la première fois le dynamisme et l’exaltation sur scène. Pat avait joué dans diverses moutures tardives des Cavaliers (surf music) et des Four Slicks, et son nouveau groupe, Last Night, tenait déjà le haut du pavé de la punk-noise française. 

Ce soir là, j’éprouvais donc un plaisir non dissimulé à rire à nouveau aux blagues potaches de Fred et Nicus - les Heckle et Jeckle du punk français - ou à écouter Mark, le docteur ès punk, me parler de ses derniers coups de cœur. Fabrice m’avait fait part de ses chagrins d’amour - les récents Midlife Crisis et I Can’t Forget You (Uncivilized, 2012) témoignaient d’ailleurs d’une méchante crise de la quarantaine - et toujours aussi gouailleur, avait évoqué ses dernières réflexions géopolitiques, clairvoyantes et éloignées de tout manichéisme facile (« l’impérialisme russe, voilà notre problème pour l’avenir. L’abcès est loin d’être crevé » - on était en 2013, les Russes, déjà, encore et toujours…).

Sous Le Soleil Des Tropiques, 2017 

La mutation de Frustration en une spectaculaire bête de scène était désormais connue. Le groupe était également devenu une véritable force fédératrice de toutes les tribus du rock'n'roll français et sa notoriété dépassait largement un cadre hexagonal devenu trop exigu pour lui. En ce début d’année 2017, Frustration était l’invité de l’équipe des pirates réunionnais du Rock à la Buse. Le groupe allait jouer au Palaxa de Saint Denis et en profiter pour nous offrir un concert des plus intimistes à la Cerise de Saint Paul ! Le Piton de la Fournaise avait fêté l’évènement en crachotant quelques laves, les Alizés avaient balayé pendant quelques jours la moiteur étouffante de l’été austral et les requins avaient enfin signé la trêve. 

Frustration venait alors présenter à la Réunion son dernier album en date, le génialissime Empires Of Shame (2016), un album explorant toujours plus profondément les tourments de l’âme humaine, sondant encore davantage la dépression et la folie, et questionnant déjà la catastrophe écologique en cours (Mother Earth In Rags annonçant les futurs Oddities (2021) ou Path Of Extinction (2024)). J’exultais, et en souvenir de temps immémoriaux, la bouteille de champagne les attendait au frais le jour de leur arrivée. 

Épilogue, 2024 

Quatre ans après son cinquième Lp (So Cold Streams), fort de sa participation à de nombreux  festivals estivaux (Hellfest, Eurockéennes…), mais toujours la tête bien agencée et les pieds bien ancrés dans les scènes souterraines du punk, Frustration annonce donc son sixième album, Our Décision. Une fois de plus, le milieu du punk français est en ébullition. Mais surtout, le groupe s'apprête à renouveler l’expérience tropicale : sept ans après son premier passage à La Réunion, le groupe y est attendu de pied ferme. L’atterrissage est prévu à nouveau au Palaxa, le samedi 23 mars 2024. De bien belles aventures en perspective...

 Olive The Jerk du blog Shut Up & Play The Music