CELUI QUI TOMBE… BIEN HAUT

Alors ça fait quoi d’avoir assisté à l’un des spectacles de post-cirque les plus aboutis de cette dernière décennie ? Après ce week-end inaugural de Total Danse, je reprendrai les envolées du proto-philosophe Thierry Roland pour illustrer mon état d’esprit : «Je crois qu'après avoir vu ça, on peut mourir tranquille! Enfin, le plus tard possible. Ah! C'est superbe! Quel pied! Oh putain!»

Bongou vous l’avait annoncé et ne s’était pas trompé : “Celui qui tombe” de Yoann Bourgeois est un chef d’œuvre multidisciplinaire qui donne le vertige par sa virtuosité technique, émotionnelle et graphique. Tomber sous le charme, tomber raide dingue, tomber pile-poil, tomber enceinte,  tomber amoureux, tomber à pic… Autant d’expressions montrant qu’une action plutôt malencontreuse peut déboucher sur une suite merveilleuse.  Je ne vais pas m’étaler sur les intentions narratives du spectacle car chacun est libre d’interpréter, d’intellectualiser (ou pas) chaque tableau, aux sensations tellement opposées et pourtant corrélées. C’est la force de cette création suffisamment profonde pour interroger l’exigeant spectateur germanopratin et assez légère pour toucher n’importe quel esprit enfantin. Ce plancher de bois de 6 m2, pesant près de deux tonnes, mobilisé par différents mécanismes (l’équilibre, la force centrifuge, le ballant) est clairement le personnage central de cette épopée puisqu’il incarne la vie. Celle qui nous bouscule, nous paraît insurmontable, nous oppose, nous réunit et nous détruit. Autant vous dire que ce tourbillon de situations ne défend pas une unique vision, à savoir la difficile adaptation de l’individu à un environnement perturbant; au contraire elle sublime les moments de cohésion et d’exaltation.

L’accompagnement musical est panaché, accessible à tous et découpe cette épopée avec habileté. Ça commence avec le deuxième mouvement de la septième symphonie de Beethoven (avancez, de toute façon on va tous crever) et enchaîne avec l’enjoué « My Way » de Sinatra qui va faire valser nos trois couples sur ce plancher, sorte d’immense vinyle boisé. Un tournoiement aussi athlétique que féerique rappelant la magie et la malice des clips du groupe OK Go en y ajoutant un vrai propos. Et que dire de ce moment de grâce où les six personnages interprètent a capella un extrait de l’opéra « Didon et Enée » de Henry Purcell suspendus au-dessus du plateau avec brio et une déconcertante décontraction. On ne sait plus trop si l’on assiste à de l’opéra, du théâtre, de la danse ou du cirque tant ces artistes savent tout faire. Dommage que ces instants de dénuement aient été parasités par d’incessants toussotements du public, aussi hétéroclite qu’atteint de rhinopharyngite. Le directeur des TDR, Pascal Montrouge, nous a qualifiés de spectateurs merveilleux; délicieux compliment que je validerai quand on aura éradiqué tous ces néo-tuberculeux.

Quoi qu’il en soit, cette ultime touche de sarcasme n’entachera pas mon formidable émoi devant cette merveille concoctée par Yoann Bourgeois et je ne pouvais rêver plus intense pour entamer ce Total Danse.

 Manzi