LE BATEAU IVRE

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La  page Facebook de Nicolas Rey  est un  cabinet de curiosités. S'y entreposent des portraits, datant de la grandeur ou de la décadence de cette âme tourmentée. La gueule d'ange des années fastes, celle des prix littéraires et des succès mondains, côtoie celle d'aujourd'hui, corps aboulique et mine appesantie. La dernière publication est  une citation de Cioran : « L'essentiel n'est pas de s'astreindre à une œuvre, l'essentiel est de connaître quelques mots qui puissent se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant. ». Alors,  futurs trépassés, oui vous tous spectateurs cabossés qui fûtes à Champ Fleuri ou au Badamier,  approchez. Vous qui écoutâtes ces garçons manqués, avouez combien vous fûtes touchés.

Nicolas Rey n'est pas Lucchini. Côté diction, la langue est pâteuse et les erreurs nombreuses. Nicolas Rey n'est pas Depardieu. L'Atlas porte mal les débauches passées. Nicolas Rey n'est pas Roca, verbe haut et mémoire d'acier. Il lit sa feuille et bafouille, accroché au radeau de ses mots. Sur son esquif, le mousse Saïkali est aussi frêle que l'homme est massif. Alors quoi. Quel est donc ce duo qui, sur une scène où tout est représentation, ne prend même pas la peine de masquer ses fragilités ? Ce tandem bringuebalant,  qui expose sans vergogne la précarité d'un corps, les tremblements  d'une voix, dans un lieu où règne le culte suprême du jugement?

Quoi que tu puisses penser, Nicolas Rey s'en fout. Imperturbable, il  lit ses feuillets. Tassé derrière un guéridon et son obscurité.  Pas besoin d'être acteur pour être meurtrier. Car devant toi, se joue  un assassinat. Une mise à mort de la bienséance et de tous les combats, contre soi. Voilà un homme que l'orgueil n'atteint plus. Qui consacre ses dernières forces à la littérature, dans ce qu'elle a de plus brutal et de plus essentiel : son aptitude à dire l'universelle souffrance. Et nos décadences. Et l'on sent qu'à réveiller nos misères, le bonhomme jubile. Acides mais touchants, ses mots, affranchis de toute mise en scène, ont l'éclat brutal d'une vérité qu'il se refuse à enrober. Les années de gloriole sont passées, Rey t'offre  la beauté de son âme dépouillée. Mais sans cruauté. Avec son acolyte, ils conçoivent pour Avignon deux lectures musicales.

Dans « Des Nouvelles de l'amour », l'auteur trempe sa plume dans le gouffre angoissant de la paternité. Testament ou serment ? Ardu de trancher :  les paroles léguées au fils ont l'acuité des grands désabusés. 

Dans « Et vivre était sublime », Rey sélectionne une mosaïque d'extraits goûteux, choisis chez les plus hargneux. Céline, Guitry ou Bukowski crachent leur venin, Rey oracle éructant se délecte à malmener ton intellect.

De l'autre côté de la table, Mathieu Saïkali, gamin frondeur, assis sur le dossier, lui coupe le sifflet. Sourire rimbaldien, allure à la gavroche, il chante. Souchon, Dylan, Brel, Renaud ou Georges Michael. Sur  l'édredon de tes souvenirs, sa guitare joue sa partition ironique ou lyrique, étoffant de ses notes la densité sarcastique du propos. Entre les deux, que l'âge et la carrure opposent, symbiose et tendresse.

Voilà des garçons qui ont manqué d'être prétentieux, ostentatoires et fats, pour que leur talent brut se déploie. On ne leur en veut pas.

Zerbinette