LES DENTS DE L’AMER

Bongou adore les nouvelles de Julie Legrand. Cette autrice qui vit à La Réunion, puise dans le quotidien de l’île et ses souvenirs, les motifs qui composent des récits vifs, à l’image des meilleurs opus de la littérature réaliste. Je me suis régalée du dernier, Sur le rivage, où l’acidité et l’acuité de la plume de Julie Legrand sont plus que jamais au rendez-vous. Lorsque les fenêtres ouvertes par ces nouvelles sont de vertigineux retours à soi, Bongou, piqué, tente de savoir pourquoi. Retour en mots sur la genèse de ce flow.

1. Sur le rivage, troisième opus d’une trilogie, après Tangor amer et Petites morsures animales, est à mon avis le plus sombre. D’accord ou pas ?

D’accord. Même si la noirceur domine aussi les recueils précédents. Sur le Rivage, s’imprègne plus particulièrement de la crise et de l’actualité. Certains textes ont été écrits en période de confinement ; moment où la pandémie donnait le loisir de s’interroger concrètement sur l’état du monde. Cette situation inédite a ouvert le champ aux questions métaphysiques, anxiogènes et certainement pessimistes.

2. J’admire ta capacité à cartographier, à travers tes personnages, les mesquineries du quotidien. Comment parviens-tu à cette acuité ?

Par l’observation, qui a été un de mes leitmotivs en écriture pour exercer mon œil critique. Pendant mes études, quelqu’un m’a dit : « On n’écrit pas un roman dans sa chambre de bonne » ; cette réflexion m’a marquée. J’essaye de rester curieuse de l’autre et, au minimum, « connectée » au monde contemporain. Lire la presse, aussi ; et son vivier de faits divers qui apprennent tant sur le genre humain. Relever le détail qui, souvent, révèle l’ensemble.

3. J’adore l’ironie de ta plume, vient-elle d’une jubilation, ou d’un désenchantement ?

Des deux, je dirai. L’ironie tempère chez moi une émotion forte, qu’elle soit de l’ordre de l’enthousiasme effréné ou de la déception abyssale. Elle modère mon émotivité cyclothymique en imposant une distance avec son sujet. Une disposition d’esprit à ne pas tout prendre pour objet comptant.

4. À quel âge as-tu commencé à écrire, et pourquoi ?

J’ai voulu écrire dès que j’ai su lire. À sept ans, ma grand-mère m’offrait un carnet où je consignais mes secrets de fillette rédigés en phonétique. J’ai voulu écrire, à la fois pour imiter les histoires qui me marquaient, et pour me faire entendre. À 12 ans, j’entamais le chapitre d’un roman de science-fiction en référence à Dune de Frank Herbert. J’adressais des poèmes à ma famille, comme, plus tard, j’entretiendrai des correspondances ou rédigerai le portrait des personnes que j’admire et m’émeuvent.

5. As-tu un rituel d’écriture, si oui lequel ?

J’écris le matin, sur ordinateur, au milieu du salon, dans un environnement calme et ordonné. La vaisselle doit être faite sous peine de ne pas pouvoir m’y mettre ; loin de tout glamour littéraire, donc. Ah, et je sirote du café-bodum froid, édulcoré, versé toujours dans la même tasse. Pas vraiment de rituel mais deux-trois obsessions notables.

6. Quelle est ta nouvelle préférée dans Sur le rivage et pourquoi ?

« Sur la plage, éperdument ». Un texte écrit dans un certain état d’urgence qui pourtant garde une ampleur de ton, une sérénité feinte dans son déroulement que j’apprécie rétrospectivement. C’est un texte intime, qui me dévoile, même si je fais tout pour que ça ne se voit pas. Qui est, surtout, porté par la voix de ma lecture de l’époque : Bleu, éperdument de Kate Braverman, devenu un livre de chevet, auquel le titre fait ouvertement référence.

7. Dans tes deux derniers ouvrages, la maternité est souvent malmenée. Lucidité ou féminisme assumé ?

La maternité est devenue, c’est vrai, un sujet central dans pas mal de mes textes. Sans doute parce que mon parcours pour devenir mère a été longtemps compromis et chaotique. Cet empêchement m’a mise dans une posture d’outsider, comme si j’étais maintenue à la lisière d’un cercle, d’où je pouvais observer que, si la femme était globalement soumise à l’injonction d’être mère (sous peine d’être considérée comme faillible ou incomplète), elle en avait le plus souvent des notions idéalisées voire déréalisées. Il y a un vrai tabou de société autour de la maternité, que de nouvelles voix féministes entendent aujourd’hui faire tomber, et auxquelles j’adhère entièrement, oui.

8. Pourquoi l’élément aqueux rend-il souvent tes personnages nerveux ?

L’élément liquide du recueil, qu’il soit symbolique ou physique, s’est imposé, du fait, évidemment, de vivre sur une île. L’insularité place l’individu dans un état paradoxal ; entre une bulle protectrice vantée par les acteurs touristiques et un sentiment de claustration, voire de repli sur lui-même. Entre les deux, il n’y a qu’un pas. Et cette réflexion, au fil du temps, peut rendre nerveux, parfois.

9. Ton plus grand fantasme littéraire chère Julie ?

Écrire un roman ample, mystique, à la hauteur des modèles qui m’ont nourrie, portée, et désespérément donnée envie d’écrire. Au-dessous du volcan, Beloved, Auprès de moi, toujours, Le temps où nous chantions... On peut toujours rêver !

10. Terminons par la traditionnelle question con : selon toi, le bon goût c’est quoi ?

Quand j’entends « bon goût », j’imagine une vieille dame en tailleur, manucure et chignon strict. L’injonction à se positionner du seul côté tolérable socialement et moralement. Pour moi, le bon goût est indéfinissable, intime, pluriel, source d’émotions. Non seulement il ne peut pas se définir ou se cantonner mais il ne doit pas être dit.

Retrouvez Julie Legrand pour une séance de dédicaces à la librairie Autrement de Saint-Denis

samedi 21 mai de 9h30 à 12h

〰️

samedi 21 mai de 9h30 à 12h 〰️