BEAUCOUP DE BRU(I)T POUR BEAUCOUP DE BIEN

Une nouvelle fois, Le Séchoir remplit pertinemment sa mission de promotion du cirque contemporain en ayant programmé BRU(I)T de Pierre Cartonnet et Julien Lepreux. Pour les 300 personnes ayant assisté à ces représentations, je peux ressentir leur approbation. Et si j’essayais de faire regretter à mon allié Fanfoué d’être resté dans son canapé.

MANZI : Alors flemme inconnue, pourquoi t’es pas venu vendredi commémorer ton amour pour le spectacle vivant ? Comme la thématique de ce spectacle est le besoin de se faire entendre, je t’offre la possibilité d’argumenter ton silence de tombe.

FANFOUÉ : Eh bien, cher Manzi, j’appartiens désormais à la majorité banalement casanière des quadra désordés, c’est-à-dire en même temps débordés et désolés, qui sombrent doucement dans une paresse coupable. Sans compter que, lassé à mort de Facebook, imperméable à Twitter et allergique à la PQR, je ne suis plus du tout au courant de l’actualité culturelle, voire de l’actualité tout court. Ce qui me permet désormais, lorsque le hasard pose mes fesses flapies sur un strapontin, de m’émerveiller sans états d’âme et sans barguigner à la sortie en compagnie des douze mêmes relous de l’Éducation Nationale qui font vivre la pensée critique tropicale. Bref, je suis ravi d’apprendre que le maire de St-Leu, Thierry Robert, n’a finalement pas transformé le Séchoir en club de pole dance, et j’espère que son directeur Jean Cabaret a toujours des cheveux.

Photo © – Frédéric Stoll

MANZI : Rhôô ce vieux Jeannot nous manque tellement (contrairement à la sardine à moustache) mais figure-toi qu’il est encore un peu à l’initiative de la venue de ce spectacle, le qualifiant de « cirque de niche ». C’est toujours mieux que « cirque décalé », l’équivalent circassien du « rock festif » censé attirer un public saint-leusien végétant dans une boucle temporelle et vestimentaire d’une autre ère. Mon gars, tu as tout d’abord loupé la sacrée performance d’acteur de Pierre Cartonnet, le brillant Hamlet de David Bobée que je n’ai pas vu en même temps que toi et que 99% de notre intelligentsia. Un bon comédien circassien qui cite du Shakespeare, qui s’emmêle les pinceaux avec des câbles pour faire réfléchir à notre rapport intime au bruit, ça te fait pas un peu saliver ?

FANFOUÉ : Puisqu’il faut bien que je m’intéresse pour te faire plaisir au lieu d’écouter la pluie couler dans la gouttière pour oublier les conversations sur l’immobilier et les séries qui meublent les repas avec des gens qui ne sont là comme moi que parce qu’ils manquent de l’imagination minimale requise pour trouver mieux à faire, je vais produire l’effort d’une question : qu’est-ce que c’est que ce mauvais titre ? Passe encore la parenthèse laborieuse pour injecter un peu de polysémie dans la référence classique, mais « Beaucoup de brut pour rien », ça ne veut rien dire. Si ?

Photo © – Frédéric Stoll

MANZI : Chapeau, maître Capello. Je dirais effectivement que ce titre BRU(I)T est le seul point faible de ce spectacle. Pour ta gouverne, ce seul-en-scène épuré (d’où le brut) parle d’un homme dans le doute qui lutte pour se faire entendre en voulant amplifier sa voix. Du coup, il fait surgir plein de bruits non désirés provenant de son corps, de ses indécisions, de ses non-choix. Va savoir pourquoi quand j’écris cela, je pense un peu à toi…

FANFOUÉ : Tu me donnes envie de méditer sur le vaporeux pouvoir des circonstances. Quand papi rote à table, c’est l’impolitesse ridicule du beauf borborygmique ; quand un artiste pète sous un chapiteau, c’est tout de suite la condition humaine. Humaine mais pas que, au fait : savais-tu que la presque totalité des animaux vivants pètent et rotent, à l’exception remarquable de la pieuvre, du paresseux, de l’araignée et des oiseaux ? Est-ce à dire que ces derniers ne font pas de non-choix ? Personnellement, existentiel ou non, le pet m’amuse. J’ai une tendresse indestructible pour les personnes qui s’esclaffent comme des benêts pour un bon gros prout. Je leur trouve un charme fondamental. Je vais même te dire pourquoi. On résume souvent le darwinisme au principe de survie du plus fort. Découle de ce malentendu l’impression que les espèces aujourd’hui présentes sur terre doivent leur existence à leur supériorité compétitive. Or, ce ne sont pas les espèces les plus fortes qui dominent (sans quoi on compterait aujourd’hui plus de ptérosaures que de perruches domestiques) mais les espèces les mieux adaptées aux circonstances. Et il y a quelque chose de délicieux, je trouve, à songer que l’impensable chaos des musiques célestes depuis la nuit des temps a travaillé durant tant de milliards et de milliards d’années pour placer aujourd’hui toute une planète sous l’hégémonie d’une sous-catégorie de primate qui non seulement se montre incapable de réprimer ses flatulences, mais ne peut s’empêcher d’en rire. Mais cessons-là cette digression météorique, et vante-moi donc les mérites de ce spectacle censé, selon un journaliste de La Terrasse en lice pour le championnat de France de phrase culturelle, « questionner l’évolution de notre rapport au réel » ?

MANZI : Toi et ton « impensable chaos des musiques célestes », ne chambre pas trop les cultureux de varangue steup. Ton plaidoyer du pet ne facilite pas mon coup d’encensoir mais sache que, malgré l’absence de flatulences, on rit effectivement de certains bruits dans la première partie, clairement burlesque et qui aurait plu à ta progéniture. Les différentes distorsions de sons procurent des moments marrants avec notamment le fameux effet accéléré façon Alvin et les Chipmunks qui fonctionne à tous les coups. Autant que ton coup de grisou. Sans m’étaler, ce qui m’a plu dans la construction de ce solo c’est ce basculement du clownesque vers le questionnement intime de cet artiste, plus éloquent pour les parents que pour les enfants. Ton copain Terrassier peut épandre son mortier philosophique, le ressenti est surtout physique avec une fiévreuse démonstration de savoir-faire circassien et une scénographie ingénieuse. La scène du Séchoir paraissait même spacieuse et, maintenant que tu en parles, c’est vrai que 2-3 barres de pole dance seraient du plus bel effet. Sur la forme, on ne peut être qu’admiratif du foisonnement d’interactions sonores et également de l’univers visuel, notamment pour ce tableau : dans un noir absolu, le performeur fait tournoyer la lumière de son smartphone sur un nœud de câbles et le jeu d’ombres minimaliste proposé vaut bien la moitié des créations lumière que le théâtre local nous inflige. Les fils emmêlés symbolisent les choix de vie, de carrière de notre interprète et la métaphore du fil rouge est habilement matérialisée à plusieurs reprises. Bref, la démonstration demeure ludique, honnête, fragile et pas trop prise de tête. T’ai-je convaincu pour une prochaine fois de te bouger le cul ?

Photo © – Frédéric Stoll

FANFOUÉ: Tu m'as convaincu que j'ai encore raté un bon spectacle, ce qui confirme la légitimité de Bongou comme média culturel — ces derniers ont deux fonctions : expliquer aux gens qui ont vu un spectacle qu'ils ne l'ont pas aussi bien compris qu'ils auraient dû et, paradoxalement, convaincre les autres qu'ils seraient un peu moins cons et tristes s'ils avaient fait l'effort de se déplacer. Je me console avec mauvaise foi en me disant que la liste des mauvais spectacles que je rate est plus longue que celle des bons. Peut-être que la morale de cette histoire, qu'on soit un spectateur flemmard ou une musique céleste, c'est qu'on ne peut pas toujours faire les bons choix ?

MANZI: Es-tu conSCIent de ta conclusion faTale? Non seulement tu démontres que, sans avoir vu le spectacle, tu en parles mieux que moi qui enquille les sorties (statistiquement je confirme un bon 30% de Wouah! contre 70% de Bah!) et cela me permet de parachever ta venteuse allégorie avec une avant-dernière phrase en guise de contrepèterie.