LES HUIT SALOPARDS

Voilà plus d’un an que les louanges pleuvent sur l’adaptation du « Cas Woyzeck », pièce inachevée de Georg Büchner, mise en scène par Marjorie Currenti. Pourtant, l’intrigue, qui remonte le fil narratif d’un crime passionnel, est tristement banale. Quant à la proposition  théâtrale annonçant sept hommes et une marionnette au plateau, elle ne semblait tenir qu’à un fil, que mon scepticisme avait hâte de couper. Au lieu de cela, je fus soufflée.

Le 2 juin 1821, Woyzeck, coiffeur de son état, assassine sa maîtresse adultère. Après trois années d’emprisonnement, il est exécuté en place publique en 1824. Büchner, un jeune médecin, s’empare du fait divers pour écrire la satire féroce d’une Allemagne gangrenée par la bêtise et le patriarcat, pressée de punir pour assoir son autorité. Woyzeck est-il responsable du crime dont on l’accuse ? Voici l’interrogation audacieuse qui sous-tend le voyage de l’auteur, voyage interrompu par la mort prématurée du dramaturge, fauché par le typhus.

© Sébastien Marchal

Pour Marjorie Currenti, comme pour ses comédiens, le défi était de taille : comment réfléchir aux thèmes de la manipulation, de l’emprise, de la violence faite aux femmes et aux hommes, sans verser dans un manichéisme réducteur ? Comment organiser le temps de l’histoire et celui de la narration, sans perdre le spectateur, et enfin, comment passionner l’auditoire avec cette histoire de troufions allemands d’un autre siècle, asservis par de petits chefs, quand le public n’a plus les refs ?

© Sébastien Marchal

En convoquant d’abord l’universalité de la souffrance humaine. En révélant le grotesque et le sublime, derrière un rideau de foire ou sur un lit d’hôpital, tandis que la narration toujours nous ramène à la terre mère du plateau, où s’ancre le drame. Dans cette fable-là, les oppresseurs changent de rôle comme Currenti d’acteurs. Les marionnettistes se suivent et ne se ressemblent pas, si ce n’est dans leur jouissance à manipuler la victime, Marie, marionnette à taille humaine, mi-femme mi-monstre aux jambes couturées, sans cesse instrumentalisée par les soldats du patriarcat. Entre la vierge et la putain, jamais elle ne parvient à s’incarner. Oui dans cette fable-là, le mythe de Pygmalion n’opère pas.

© Sébastien Marchal

Au contraire, le cadavre qu’on traine en avant-scène fini démembré en fond de plateau, dans une union fantasmagorique macabre entre le bourreau et son aimée. C’est morbide, burlesque et givré.

Les hommes ne sont guère mieux traités, cobayes de la science ou de l’armée. Autour de Woyzeck, des brutes illettrées ou de savants pervers, exploitant la misère pour s’élever. La satire du médecin n’a rien à envier à celle du Malade Imaginaire. Comme dans la comédie ballet de Molière, le médecin incarné par le truculent Nino Djerbir et ses sbires déploie sa noirceur lors d’une chorégraphie des abrutis. Marjorie Currenti excelle à révéler l’instrumentalisation, sous les pulsions.

© Sébastien Marchal

Sous la houlette de Currenti, Le cas Woyzeck devient  cabinet de curiosité où la scéno est pensée au cordeau. En fond de plateau, le lit/cachot où Woyzeck le meurtrier est enfermé. En avant-scène, l’espace de Büchner aux commandes de son récit. Entre les deux, la diagonale des fous. La ligne médiane où navigue, comme sur des roulettes, un rideau forain posé à l’aveuglette. Comme chez Hamlet, on y prédit les drames à venir. Les mises en abime se multiplient, tantôt burlesques, tantôt tragiques, précipitant l’issue. 

Autant dire que les comédiens mouillent le maillot pour garder le tempo. Tour à tour danseurs, mimes, marionnettistes, clowns ou tragédiens, quel bonheur d’en reconnaître certains : Julien Dijoux, Fabrice Lartin, Harrison Razafindrahery magnifient cette scéno saveur Tarantino. Oui, le rythme jamais ne faiblit grâce au brio de Thierry Dessaux TH, qui nous balade du blues à l’electro.

© Sébastien Marchal

Tu l’auras compris, « Le cas Woyzeck » est un spectacle total, esthétique, intelligent. Entre ses tableaux sublimes, ses trouvailles visuelles et sonores ingénieuses, ses comédiens frénétiques et son engagement politique, il fraye aussi avec la poésie. Les pirouettes oniriques de Marie l’affranchissent du lubrique. À la fin, plus de Vierge ni de Putain, juste un destin.