PLATEL SOUS LE BISTOURI DE MANZI ET ZERBI

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On a vu Platel, on a sorti nos scalpels. Assis à côté, on s'est écharpés. J'ai  chopé Manzi à la sortie et je lui ai lancé un défi. Platel au bistouri. Le gars est un cow boy : il a dit oui. Règlements de comptes ici. 

SOIS UN HÉROS, DÉCRIS LA SCÉNO

Manzi : Vous avez forcément vu ou entendu parler de la dernière vidéo d'abattoir révélée par l'association L214? C'est un peu l'ambiance de départ avec cette mise en lumière très caravagesque d'un triple cadavre de canassons exposé devant un fond de scène composé d'immenses toiles de jute partiellement déchirées. À la différence de cette insoutenable vidéo  – qui a le mérite de nous convaincre d'arrêter définitivement de bouffer de la viande (même bio), cette pièce apocalyptique dissèque également les instincts violents de sapiens sapiens mais véhicule avec bonheur des instants d'harmonie, comme des lueurs d'espoir dans ce lugubre foutoir.

Zerbi : C'est Guernica sur le plateau. Un kamasûtra de chevaux morts, toutes pattes dehors. Trois animaux enchevêtrés sur une estrade, écartelés, empaillés, pétrifiés. Tout de suite, ça en impose. En toile de fond, une immense bâche verdâtre déchirée, du sol au plafond. Et puis des sangles qui pendent derrière les cadavres. Bondage chevalin, je n'en sais rien. L'ensemble est burlesque, carnavalesque, cannibalesque. Mais tant que les danseurs n'ont pas paru, tu n'as encore rien vu. 

PASSE L'HISTOIRE À LA PASSOIRE

Manzi : Ah bon y'avait une histoire? Quand je vais à Total Danse, je ne cherche même plus une narration mais juste des nouvelles formes d'expression qui testent les limites de la convention. On peut dire que ces corps tantôt en contorsion tantôt en  communion ont merveilleusement chamboulé mes émotions, quelque part entre l'affliction et la consolation.

Zerbi : Ils sont 9 fringués comme au collège d'Issy les Moulineaux. Portent des signes communautaires comme oripeaux. Des look d'ados cheap, et sous les fripes, des petites frappes. D'ailleurs, rapidement, ça commence à cogner. Manzi est  inspiré : « Faut-il voir dans ces hommes qui s'arrachent leurs vêtements la métaphore d'une humanité qui se déchire ? ». Pas le temps de médire. Devant moi, ça transpire. Les danseurs entrent en transe. Crescendo. Nicht schlafen, c'est l'histoire d'une humanité qui part en vrille, sur la grandiose férocité d'un Mahler revisité. 

LA CHORÉGRAPHIE AU BISTOURI

Manzi : Le chorégraphe Alain Platel aime faire durer les scènes et je n ‘ai pas été au diapason avec le titre de cette pièce “NICHT SCHLAFEN ” (“NE PAS DORMIR” merci Gunthar) car je reconnais avoir eu 2-3 somnolences. Pourtant, dieu sait s'il y a du mouvement sur le plateau mais la bande-son alliant sonnailles et thèmes à la Gustav Mahler m'ont sporadiquement bercé et j'ai parfois compté les moutons pendant que Zerbinette reluquait mes chaussettes Décathlon. Heureusement, les polyphonies africaines associées à des mouvements disloqués, la variété des gestuelles proposées, l'humour véhiculé à travers des mimiques drôlatiques ont apporté des notes de gaieté qui ont équilibré les (d)ébats et spiritualisé les combats.

Zerbi : Platel, maitre de la disharmonie, désarticule, démantibule. Fabrique un pas de deux à la Giacometti. On rit. On flippe aussi. Parfois les corps se tordent en visions  concentrationnaires, oscillant entre Chaplin et Hitler. Le lien reste la guerre. Chez Platel, tous les organes vitaux sont concernés par la mobilité. Des sourcils aux intestins qui ondulent sous la peau. L'art est total, fatal. Les danseurs sont acteurs, mimes, et tragédiens de la grande farce du divin.

CE QUI T'A MARQUÉ SANS T'ÉTALER

Manzi : À la différence de Zerbinette qui se serait bien étalée avec un des étalons couleur charbon, j'ai été subjugué par le duo christique qui se mouvait tout en convulsions. Cet entrelacement morbide a multiplié les soubresauts disloqués et l'effet dérangeant était hypnotisant. De même, la sculpture chevaline de la plasticienne Berlinde De Bruyckere a une aura mortellement prégnante qui m'a complètement captivé.

Zerbi : J'ai été saisie par la progression délirante de l'ensemble. Je ne vais pas te le cacher, en arrivant, j'étais interloquée mais pas encore emballée. La bidoche empaillée m'a interpelée, mais je craignais l'œuvre absconse. Comme les chaussettes de Manzi, au fumet de sconse.  J'ai eu peur de m'ennuyer, faute de ne savoir que regarder. Ça n'a pas duré. Jusqu'à l'acmé, j'ai été captivée par la folie de Platel. Son sens du tordu jusqu'à l'Absolu. Je me suis immergée dans l'enfer de Bosch. Celui où les torturés sourient sardoniquement de leurs impuretés. Platel baptise les damnés.

À VOIR OU PAS? SOIS FRANC OU TAIS-TOI!

Manzi : Pour un lancement de festival, on peut dire que Alain Platel frappe fort (vive l'esprit décalé des Belges!). J'ai retrouvé tous les ingrédients que j'affectionne dans Total Danse: de l'originalité, de la virtuosité, des émotions variées, de l'âpreté, des discussions post-spectacles animées et le même ressenti chez mes compagnons de voyage de samedi soir: l'unanimité.

Zerbi : Ce spectacle m'a marquée. Angoisse, incompréhension, joie délirante, stupéfaction, toutes les émotions de ma mallette de spectatrice ont été aspirées par cette matrice. À la fin, les danseurs se jettent sur le public. Attrapent une victime par la taille et la secouent comme un fétu de paille. Preuve que le spectaculaire n'est pas toujours vulgaire. Depuis Phia Ménard, je n'avais rien vu d'aussi extraordinaire. Platel ne fait rien pour, mais il a tout pour plaire.

La suite du festival c'est ce mardi. Youpi.

Manzinette.